C'était le lieu de réunion des hommes du quartier. C'est là qu'ils
se retrouvaient , surtout le samedi après-midi et le dimanche.
Autour
d'une anisette avec kémia, on échangeait les nouvelles du faubourg, bonnes ou
mauvaises. On évoquait le dernier match de notre équipe de foot et celui qui
allait se disputer.Et ça donnait ceci : " Çuila il a pas sa place dans
l'équipe. Cet autre , c'est" un tchancla" ou "un gamata", il a pas
de technique , il faut mettre untel à sa place. De toute la saison, il a
marqué 2 buts seulement et "de Tchamba".etc ".
Il y régnait un brouhaha,
une joyeuse pagaille où la langue de Molière se mariait allègrement à la
langue de Cervantes et où surgissaient de temps à autre des mots de
vocabulaire de la langue Arabe régionale.
Dès l'âge de 14 ans environ , nous
étions tolérés dans le monde des hommes.C'était pour jouer au baby-foot ou au
flipper. Un peu plus tard, à l'âge de 18 ans, le patron nous autorisait à
jouer au billard à trois boules et on s'approchait du comptoir ,"
la barra" .On goûtait comme des grands à l'anisette avec les copains
de notre âge et on montrait qu'on savait fumer(mala costumbre).
Dans ces
bars, l'essentiel des vociférations provenait des joueurs de cartes. Les
plus Anciens, disons ceux qui étaient nés avant 1900, jouaient avec
des cartes Espagnoles aux quatre couleurs : bastos, espadas, copas y oros.
Ils jouaient à la "brisca" , au "solo" , un genre de belote où celui qui
jouait et annonçait l'atout se retrouvait seul contre les deux autres. .
Les jurons, les noms d'oiseaux, les commentaires, Tout se faisait
exclusivement en Espagnol. Il y avait le groupe de joueurs , nés
approximativement entre 1900 et 1930.
Là , le bilinguisme s'était installé.
On jouait encore avec les cartes espagnoles mais aussi avec les cartes
Françaises et surtout à la belote 81 . Le Français , l'Espagnol et des mots
de vocabulaire de l'Arabe régional s'entremêlaient alors.
Lorsqu'un
joueur annonçait la couleur de l'atout, on entendait: " Alfalfa" pour le
trèfle, "Pique"repris par "pique ma fille tu seras mon gendre", "
Carreau"
repris par les adversaires " caro te va a costar" ( ça va te coûter
cher) et
enfin " Gelbi" le coeur en Arabe.
La génération des post-1930 ne jouait
pratiquement plus aux jeux espagnols encore que "la brisca" avait la vie
dure. C'était surtout la belotte 81 qui était à l'honneur et là il fallait
avoir un bon partenaire pour "les appels indirects".
Je précise que bien
que né en 1938 , je jouais, quand j'étais gamins, dans la rue avec mes
copains avec des cartes espagnoles . Nous jouions" aux petits paquets", '" a
las Siete y media" et " A las treinta y uno".
L'enjeu était bien sûr des
pignols ( noyaux d'abricots) En général au bar, la règle voulait que les
perdants payent la tournée.
Inutile de vous dire que ceux qui étaient
"agarraos" ou " roñosos" , radins ( on disait plutôt [rouñosos], hurlaient
comme des possédés lorsqu'un partenaire jouait mal.
N'oublions pas ceux
qui ne jouaient pas et qui ,assis à califourchon , les bras appuyés sur le
dossier de la chaise, se mêlaient aux débats. Quelquefois un joueur excédé
s'en prenait à "un spectateur" trop bavard :
"Los alcahuetes no beben!" et
ça pouvait dégénérer . Il régnait dans ces bars beaucoup de chaleur humaine,
de la convivialité
et on riait énormément car les plaisanteries fusaient à
tout moment. A cette époque ,pas de télé à la maison, souvent pas de
chauffage , un petit logement et de nombreux enfants.
J'évoque surtout ici
les années 40. On comprendra pourquoi les hommes consacraient pas mal de
temps de loisirs à retrouver leurs amis au bar car, à la maison ,le cadre
n'était pas bien réjouissant.
Ainsi donc lorsque quelqu'un demandait, dans
la rue, à une femme:" Dónde está tu marido?" elle répondait
inéluctablement:" No sé! Pos estará en la cantina!"
Rodriguez Manuel
(de Sidi-Bel-Abbès)
m.rod@free.fr