L’encyclopédisme dialectique de Paul Gimeno

7 janvier 2004 par Alain Lipietz

[2004a] « L’encyclopédisme dialectique de Paul Gimeno », préface au livre de P. Gimeno Pour une écologie politique de l’éducation. Technologie, environnement, solidarité, Editions Labor, Bruxelles, 2004.

C’est un bien triste honneur pour moi d’être invité, par les amis de Paul, à préfacer son ouvrage posthume. Paul était jeune, brillant, prometteur, l’un des espoirs philosophiques de l’écologie politique francophone (qui n’en est pas si riche).

Nous avions fait connaissance lorsqu’il m’avait invité à un remarquable colloque d’écologie politique qu’il avait organisé à l’Université de Gand [1]. Je garderai toujours en mémoire l’enthousiasme et la gentillesse avec laquelle lui et sa compagne m’avaient fait découvrir cette ville merveilleuse qu’il aimait tant. J’avais mieux saisi encore sa tournure d’esprit, que j’appellerais son “ encyclopédisme dialectique ”, lorsque j’avais été invité à son jury de thèse, dans la même université [2]. J’y avais également deviné quelques-unes des tensions qui le tourmentaient, reflets dans l’Université (peu “ alma ” mater) de l’interminable crise linguistique et intercommunautaire qui déchire la Belgique.

Quelle part eurent ces tensions dans son départ de notre Terre ? Nous ne le saurons jamais vraiment, mais on ne pourra manquer d’être ému par les appels répétés, dans ce livre posthume, au “ cosmopolitisme ”, par opposition à l’individualisme et à l’enfermement communautaire. Tout comme par les passionnantes discussions, sur lesquelles nous reviendrons, à propos de la reconnaissance du “ mérite ”, qu’il récuse, si ce n’est la reconnaissance du mérite d’être solidaire...

Cette question du mérite est justement au cœur de ce livre. Un livre au titre et au sous-titre étranges, de prime abord, et que semble démentir le contenu. Car il n’est pas question, dans ce livre, d’éducation “ en ” écologie politique, ni “ en ” environnement, ni même “ sur ” les effets écologiques de la technique, peut-être un peu davantage d’éducation “ en ” solidarité. On n’y trouvera pas non plus une analyse anthropologique à la Callon-Latour (qu’il cite pourtant), du milieu de l’éducation (ce qui serait une signification acceptable d’ “ écologie politique de l’éducation ”.) Et, bien entendu, on ne trouvera aucune recette pédagogique dans un livre dont les trois premières parties concernent respectivement l’éducation à la technologie, à l’environnement, à la solidarité, et le quatrième s’intitule “ La Paedeia manquante ”.

Non, il s’agit essentiellement d’un livre de philosophie, dont la filiation est clairement revendiquée : Kant et sa “ métaphysique des mœurs ”. Mais aussi Kant en tant que chantre des Lumières et de l’éducation, Kant en tant que maître socratique de l’argumentation politique dans la recherche de la “ bonne vie ”, c’est-à-dire Kant en tant qu’ancêtre d’Habermas et de son agir communicationnel (qui, lui, n’est pas cité).

Il s’agit donc d’une réflexion philosophique sur l’éducation, et d’abord d’une critique radicale, prolongeant les analyses d’un Ricardo Petrella, de l’éducation libérale et méritocratique. Non pas au nom d’une réforme de soi “ narcissique ”. Mais au nom d’une urgence extérieure : la montée des périls environnementaux dont la source est dans la technique devenu folle. Or maîtriser les techniques demande un plus de démocratie, un plus de débat, un plus de solidarité. Et pour que les individus en soient capables, il leur faut un plus d’éducation. Mais pas seulement l’éducation “ en ” technologie, ou “ en ” environnement. Non, il faut une éducation “ à ” la technologie et à l’environnement, à la manière dont aussi bien l’une que l’autre sont le produit de leurs interrelations, dans un champ de rapports sociaux qui se présentent comme rapports de domination, imposés par une logique marchande. Et cette éducation ne peut se limiter à une éducation “ sur ” la réalité objective de ces interrelations : il s’agit bien d’une “ paedeia ”, d’une éducation des enfants que nous sommes, d’une éducation subjective visant à “ réformer ” les mœurs et les préférences, une éducation à l’interrelation, à la dialectique, à la solidarité donc. Solidarité au sens objectif, là encore : “ tout se tient ”, et il faut le savoir. Mais surtout solidarité subjective : notre bonheur dépend de celui des autres, et il faut agir en conséquence, donc y être préparés, “ éduqués ”.

Dit dans l’autre sens : “ nous n’aurons jamais que la démocratie que notre propre système éducatif nous aura permis de garantir et de préserver ”, or sans démocratie nous ne parviendrons pas à imposer (ni aux entreprises ni aux politiciens) un “ développement véritablement humain et durable (...) apportant une solution aux problèmes de l’environnement et de la pauvreté dans le monde ”. Ces problèmes, et leurs interrelations, le court essai de Paul Gimeno ne les traite d’ailleurs pas, ne les démontre pas : ils sont supposés connus, pointés par quelques brèves références bibliographiques. Non que l’auteur méprise ce qu’il appelle éducation “ en ” (et que l’on pourrait aussi appeler : “ formation à ”, “ instruction sur ”). Au contraire, il fait de la connaissance de ces relations objectives entre structures sociales, techniques choisies, environnement produit, la matière de la réforme de l’éducation et la précondition d’un débat démocratique éclairé [3]. Mais ce n’est là qu’une matière d’un savoir nécessaire et de sa transmission. Tout aussi importante (et même en fait bien plus) est la forme de l’appropriation de ce savoir et sa transmission.

Or - c’est là le cœur de la discussion menée par le livre - il y a aujourd’hui divorce entre le contenu et la forme. Dit en une phrase : le libéralisme économique, conséquence dévoyée du libéralisme politique et idéologique des Lumières (celle des Encyclopédistes et de Kant), a tellement perverti les mœurs et l’éducation, dictant ses normes à l’Ecole, que celle-ci forme aujourd’hui des femmes et des hommes prisonniers du mythe individualiste : des individus “ méritants ” et auto-suffisants. Insistons qu’il s’agit bien d’un dévoiement, mais que la conception individualiste méritocratique de l’enseignement est déjà en germe dans les Lumières (il suffit de lire Jean-Jacques Rousseau). Or une société formée de tels individus considérera qu’il n’est pas d’autre but ni même de possibilité pour “ bien vivre ” que de s’adapter (grâce à son excellence) au “ sort ” que réserve à l’humanité un “ progrès technique ” inéluctable et qui s’impose de lui même par le jeu de la concurrence où les meilleurs (les plus méritants ou les plus adaptés) gagnent. Or ce “ sort ” est catastrophique. L’Ecole méritocratique libérale forme donc des individus inadaptés à la critique de la technique et à la sauvegarde de l’environnement et de la solidarité.

Une fois franchi ce premier nœud du debat, plusieurs points s’éclairent . Et d’abord : pourquoi partir de la technologie ? Pas tant pour sacrifier à la mode (qui réduit, à la suite d’Ulrich Beck, la question écologique à celles de la “ société du risque ” engendrée par la technique) que pour souligner la filiation critique de l’éducation selon Paul Gimeno à l’ambition encyclopédiste de Diderot et d’Alembert. “ Critique ” au sens où Marx opèrait la relecture critique des Lumières :

Parce que les techniques sont maintenant rapportées aux contextes sociaux qui les engendrent et les modèlent.

Parce que ces techniques, qui au temps des Lumières promettaient l’émancipation des besoins pour peu que soient libérées les capacités d’initiatives et d’apprentissage individuelles (bourgeoises), engendrent aujourd’hui à la fois effets pervers et interdépendances non maîtrisées.

C’est en ce double sens que se mesure le caractère dialectique de l’encyclopédisme de Paul Gimeno.

Autre point qui s’éclaire : le sens de “ Ecologie politique de l’éducation ”. Si en effet, comme je le propose (par exemple dans mon livre cité plus haut), on entend par “ écologie politique ”, en tant qu’approche scientifique, la prise en compte des relations triangulaires entre les individus, leur activité socialement organisée et l’environnement engendré par cette activité et base de l’existence des individus, alors Paul Gimeno propose bien les prolégomènes à une écologie politique de l’éducation. Des conditions sociales à l’Ecole, de l’Ecole aux habitus individualistes qu’elle transmet aux individus, aux options techniques qui en résultent, aux risques ainsi engendrés sur l’environnement et en retour sur les individus : nous retouvons la dialectique matérialiste que nous fait parcourir le cercle de l’écologie politique.

Mais Paul Gimeno va au delà du constat morose de cette reproduction catastrophique Et nous retrouvons ici un troisième sens du mot critique : la conscience du caractère objectivement catastrophique du cercle vicieux ainsi établi appelle à un sursaut subjectif, une “ réforme ” de l’éducation dans un sens écologiste. Ici encore je ferai remarquer que Marx lui-même est à l’origine de ce troisième sens de la critique et de la dialectique : la montée objective des périls appelle à une réforme radicale, non seulement de soi (ce que Paul Gimeno critique peut-être à l’excès comme “ narcissisme ”), mais des pratiques sociales (solidarités réellement existantes et choix techniques, ou si on veut rapports de productions et forces productives). Et il est significatif que Marx avance cette troisième acception de la dialectique pour opposer sa conception du matérialisme à celui du plus typique des héritiers allemands des Lumières, Feuerbach. C’est la fameuse “ troisième thèse sur Feurebach ” [4]

“ La doctrine matérialiste, qui veut que les hommes soient les produits des circonstances et de l’éducation, que par conséquent des hommes transformés soient des produits de circonstances autres et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a besoin lui-même d’être éduqué. C’est pourquoi elle en vient nécessairement à diviser la société en deux parties dont l’une est élevée au-dessus de la société (par exemple chez Robert Owen). La coïncidence de la modification des circonstances et de l’activité humaine ou autotransformation ne peut être saisie rationnellement qu’en tant que pratique révolutionnante. ”

Inutile de dire que nous arrivons-là au second nœud, le plus difficile et qui sera le plus contesté, de l’essai de Paul Gimeno. Car évidemment Robert Owen (un des fondateurs du socialisme utopique avec ses appels à fonder une “ Nouvelle Jérusalem ”) a de nombreux héritiers chez les écologistes ! “ Écofascistes ” ou “ écologistes technocratiques ”, nombreux sont les candidats à la réforme de l’éducation des autres selon les règles de la “ bonne vie ” telle qu’ils la conçoivent, celle qui respecte la nature et l’environnement, le tout bien sur au nom de la solidarité (“ Tous dans le même bateau ”). Et Paul Gemino prend d’autant plus clairement le problème de front qu’il s’inscrit, on l’a vu, dans une critique préalable du libéralisme politique et de sa conséquence apparente : le neutralisme axiologique (c’est à dire en matière de valeurs) de la démocratie libérale et de l’enseignement qu’elle professe. Critiquant par exemple les libertariens de gauche tels S. Bowles et H. Gintis, qui proposent de distribuer égalitairement des bons pour l’éducation, à charge aux usagers (en fait aux parents) de choisir sur le marché l’école de leurs enfants, ce qui leur permettraient de choisir librement l’enseignement qu’ils préfèrent, il répond sévèrement que l’école, contrairement au restaurant, n’est pas faite pour satisfaire les préférences, mais pour les “ réformer ”.

Et qui va réformer ? quel maître supposé-savoir va dicter les règles de la “ bonne vie ” à transmettre par l’éducation ? À cette question, il y a bien sûr la réponse technocratique ou écofasciste : “ ceux qui savent, la minorité consciente ”. Paul Gimeno la récuse tout autant que Marx récuse la solution d’Owen. Il lui faut trouver une réponse plus “ démocratique ”, qui revient à poser la question “ au nom de quoi devrions nous tous être écologistes ? ”. C’est dire adopter le second sens de l’expression “ écologie politique ” : non pas méthode d’analyse de l’existant, mais option politique et philosophique pour une “ bonne écologie ”. Et donc pour une éducation à la politique et au mode de vie écologiste (frugale, solidaire etc) : ce qui est un nouveau sens possible pour le titre de l’essai de P. Gimeno.

Posée sous cette forme (“ pourquoi devrions nous être tous écologistes ”), la question, notais-je dans mon livre cité, appelle deux réponses possibles : “ à la Lévinas ” ou “ à la Habermas ”. A la Lévinas, c’est-à-dire par une morale transcendante : c’est le visage de l’autre qui nous dit “ tu ne tueras point ”, c’est la beauté de la nature qui nous appelle à la respecter. Telle est en somme la démarche de l’écologie profonde. L’autre solution, à la Habermas, c’est l’intérêt collectif bien compris, tel qu’il résulte d’un débat correctement règlé. Il y aurait une “ bonne politique écologiste ” immanente à la claire compréhension de l’écologie politique réellement existante. À mon sens, la combinaison des deux approches est indispensable.

Et portant, Paul Gimeno, quoique défenseur ailleurs d’un “ écologisme spirituel ” [5],, va s’acharner à déduire la nécessité d’une réforme de l’éducation de la logique même de la démocratie libérale, à la Habermas. C’est à dire au fond à la Kant (“ Agis de telle sorte que ta maxime puisse être érigée en maxime universelle ”). Nous devinons pourquoi ce choix rhétorique : l’auteur s’adresse à de non convertis, il lui faut partir de leurs présupposés, du minimum de rationalité commun aux écologistes et aux non-écologistes. Je laisse au lecteur le plaisir d’admirer la richesse de l’argumentation (ici par nature très “ anglo-saxonne ”) de l’auteur. Ou comment, s’il faut que l’école encourage le mérite, ce ne peut être que le mérite d’être solidaire ; si elle doit apprendre à s’adapter au monde, c’est pour le sauver.

Paul n’aura pas pu attendre que de si sages préceptes deviennent maxime universelle. Puisse son essai, qu’il nous laisse en héritage, contribuer à les faire advenir, pour le salut de l’école et celui de la Planète !


NOTES

[1] Meeting the Challenge. International symposium on development and sustainability, Gent, october the 13th, 1995.

[2] Critique de la raison écologiste. La raison normative face à la crise environnementale. De l’ontologie au politique. Thèse de doctorat de philosophie, Gand, 2001.

[3] Mon livre Qu’est-ce que l’écologie politique ? (La Découverte, Paris, 1999) pourrait sans doute représenter, aux yeux de l’auteur, l’exposé schématique ou le programme d’un tel contenu pour une “ éducation à... ”.

[4] Citée ici selon la variante Engels de 1888.

[5] P. Gimeno, L’esprit d’Ascona. Précurseur d’un écologisme spirituel et pacifiste ”, Ecologie et politique, n°27, 2003.


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